Au Mali, les autorités de transition ont annoncé le report de l’élection présidentielle à une date inconnue et accusent une entreprise française de « prise d’otage ». Prévue pour février 2024, cette élection est censée marquer la fin de la période de transition et le retour à l’ordre constitutionnel, après le coup d’État militaire d’août 2020.
Le communiqué diffusé ce lundi parle d’un « léger report » dont la future échéance sera précisée « ultérieurement ». Pour justifier son report, alors que le calendrier avait donné lieu à d’âpres discussions avec la Cédéao, les autorités maliennes de transition invoquent la nécessité de prendre en compte la nouvelle Constitution dans la loi électorale et de prendre en compte également la prochaine révision annuelle des listes électorales qui doit commencer le mois prochain.
Surtout, Bamako accuse une entreprise française d’avoir « pris en otage » une base de données nécessaires à l’organisation de cette élection. Le Ravec, le recensement administratif à vocation d’État civil, a été réalisé à partir de 2018 par l’entreprise française Idemia, nommément citée dans le communiqué.
Refus de « transfert de propriété du système»
Le Mali indique que cette société française refuserait de permettre le « transfert de propriété du système ». Concrètement, elle refuserait de communiquer le mot de passe nécessaire. Le communiqué des autorités maliennes précise même la raison : Bamako aurait encore une dette de plus de 5 milliards de FCFA auprès de cette entreprise qui attendrait donc d’être réglée avant de finaliser le transfert. « Raison pour laquelle la base de donnée Ravec est arrêtée depuis mars 2023 », précise Bamako.
On notera que le referendum constitutionnel voulu par les autorités de transition a été réalisé après cette date, en juin dernier. On notera aussi que cette entreprise, Idemia, anciennement Oberthur, avait déjà été visée par les autorités de transition. Jean-Yves le Drian, ancien ministre de la Défense, avait même été officiellement convoqué par la justice malienne en mai 2022. Il était alors accusé d’avoir profité de sa situation pour obtenir l’attribution d’un marché de fabrication de passeports. L’affaire n’a jamais connu de suites.
Bamako affirme en tout cas que ce nouveau problème avec Idemia a des « conséquences lourdes », comme l’impossibilité d’inscrire de nouveaux majeurs sur les listes électorales ou le ralentissement de la production des cartes d’identité nationales biométriques. Et justifie ainsi un report de la présidentielle que de nombreux observateurs prédisaient depuis longtemps, mais pas forcément pour les raisons aujourd’hui avancées.
Plusieurs hypothèses à ce report
Plusieurs interlocuteurs relèvent que cela n’a pas empêché les autorités maliennes de transition d’organiser et de valider le referendum constitutionnel de juin dernier.
Certains affirment que la France sert une nouvelle fois de « bouc émissaire » et que son image dégradée dans tout le Sahel est instrumentalisée pour faire accepter ce report par la population malienne.
Beaucoup estiment que les militaires au pouvoir, depuis août 2020, n’avaient de toute façon pas l’intention de rendre le pouvoir aussi facilement.
D’autres, enfin, pensent que ce sont les difficultés financières actuelles du régime de transition qui expliquent en réalité ce report et notent, au passage, que l’argument sécuritaire n’a cette fois pas été invoqué, alors que les combats ont repris avec la plupart des groupes armés du Nord signataires de l’accord de paix de 2015 et que les jihadistes du Jnim ont récemment revendiqué des attaques particulièrement meurtrières.
La Cédéao, qui avait âprement négocié le calendrier électoral de transition et avait accepté de lever ses sanctions économiques après le compromis trouvé avec Bamako sur cette date de février 2024, n’a pas encore réagi.
Sollicitées par nos confrères de RFI, ni l’entreprise française Idemia, ni l’ambassade de France à Bamako n’ont apporté de commentaire à ce stade. « Le gouvernement manque de liquidités et a trouvé un bouc émissaire »
Oumar Berté, avocat et politologue malien, chercheur associé à l’Université de Rouen, estime que l ‘annonce de ce report de la présidentielle ne l’a pas surpris, mais il doute des arguments officiellement invoqués par les autorités maliennes de transition.
« La réalité est toute autre. Le gouvernement de transition du Mali manque de liquidités pour organiser les élections et les partenaires du Mali ont tourné le dos au gouvernement de transition ou ne lui font plus confiance pour accorder des prêts. Vous aurez noté, ce weekend, que le ministre des Affaires étrangères Abdoulaye Diop, lors de son allocution à la tribune des Nations unies, a accusé la France de faire pression sur les institutions financières régionales et internationales afin qu’elles n’accordent pas de prêt ou ne financent pas de projet au Mali. Donc clairement, le gouvernement manque de liquidités pour organiser les élections, et cela est corroboré par le fait que le gouvernement de transition renonce à organiser les autres élections. Il ne s’engage qu’à organiser l’élection présidentielle. Ce n’est pas ce qui était pré-établi dans le chronogramme transmis par la Cédéao et qui avait été soutenu jusque-là », explique-t-il.
À la question de savoir pourquoi, dans ce cas, aller jusqu’à attribuer la responsabilité de ce report à une entreprise française, Oumar Berté ajoute qu’« il faut trouver des motifs et surtout un bouc émissaire. Le terrain le plus fertile, en ce moment, c’est la France. Et donc indiquer que la société est française pourrait permettre de faire accepter aux Maliens ce report de l’élection présidentielle. »
Avec RFI