Lorsque le Président Vladimir Poutine ouvre le sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg jeudi, la liste des participants sera scrutée de près – à Paris, Washington, Londres et au siège des Nations Unies à New York.
Mais les Africains verront l’événement d’un tout autre œil.
Pour les ministères des affaires étrangères occidentaux qui s’inquiètent de l’ambition déclarée du Kremlin d’étendre son empreinte politique, militaire et économique au sud du Sahara, ce rassemblement est un indicateur de l’étendue de l’influence de la Russie et de l’accueil amical qui lui sera réservé.
Contrairement au précédent sommet Russie-Afrique de 2019, auquel avaient participé 43 dirigeants africains, seuls 17 d’entre eux sont attendus à Saint-Pétersbourg cette fois-ci.
Mais lesquels d’entre eux prendront la parole lors du sommet ? Quels accords seront conclus avec M. Poutine ?
Jusqu’à récemment, les décideurs européens et américains considéraient la Chine comme leur principal concurrent en Afrique. Aujourd’hui, ils observent avec un profond malaise le retour en force de la Russie, illustré par la présence de mercenaires Wagner au Mali, en République centrafricaine (RCA), en Libye et, brièvement, dans le nord du Mozambique.
Et bien sûr, l’invasion de l’Ukraine a considérablement accru la méfiance de l’Occident à l’égard des ambitions de la Russie dans le monde.
Pourtant, rien ne laisse penser que les dirigeants africains partagent ce point de vue. La plupart des pays du continent, même ceux qui ont régulièrement voté à l’ONU pour condamner l’attaque contre l’Ukraine et son impact, ne veulent pas être entraînés à prendre parti dans une nouvelle “guerre froide” ou devenir des pions dans une lutte pour l’influence mondiale et les jeux de pouvoir.
Quoi qu’il en soit, la Russie n’est que l’un des nombreux acteurs majeurs qui redoublent actuellement d’efforts pour exercer une influence politique et économique en Afrique, aux côtés de la Chine, mais aussi de l’Inde, de la Turquie, des États du Golfe, de la Corée du Sud et, bien sûr, des nations occidentales et du Japon.
Les gouvernements africains, qui ont parfois eu du mal par le passé à mobiliser l’aide internationale pour relever leurs défis en matière de développement et de sécurité, ne dédaignent pas ces ouvertures.
La Russie en est consciente. À l’approche du sommet, ses représentants ont promis un nouveau programme de soutien au continent.
L’ordre du jour du sommet prévoit un “forum économique et humanitaire” et des personnalités du monde des affaires africain ont été invitées ; le Kremlin promet une série d’accords sur le commerce, l’investissement et la coopération scientifique et technique.
En poursuivant ce programme, la Russie pourrait être en mesure de s’appuyer sur les liens académiques et de recherche développés à l’époque de la guerre froide, lorsque de nombreux Africains étudiaient dans les universités soviétiques.
Mais cela ne signifie pas que la plupart des participants aborderont Saint-Pétersbourg sans esprit critique, même si la politesse diplomatique les empêche de parler franchement.
Le mois dernier, la mission de paix des dirigeants africains en Russie et en Ukraine n’a pas mâché ses mots lorsqu’elle a dit à M. Poutine et à M. Volodymyr Zelensky qu’il fallait mettre fin à la guerre, pour le bien du reste du monde.
Et Moscou n’aura guère renforcé la bonne volonté en décidant d’abandonner l’accord sur l’exportation en toute sécurité des céréales ukrainiennes et russes par les ports de la Mer Noire, même si M. Poutine s’est engagé à combler ce déficit.
Cela promet de faire grimper les prix des denrées alimentaires dans de nombreux pays africains, ce qui pourrait alimenter les protestations urbaines et la pression politique sur les dirigeants.
Le Mali – un allié fidèle ces jours-ci, dont la junte au pouvoir dépend en partie des hommes de Wagner pour tenir les forces djihadistes à distance – affirme recevoir une cargaison spéciale de céréales russes.
Mais il est difficile d’imaginer que M. Poutine puisse fournir une aide bilatérale aussi importante à plus d’un groupe d’alliés proches.
La plupart des consommateurs africains de céréales devront continuer à compter sur le marché mondial ouvert – où les approvisionnements se resserrent et les prix augmentent.
M. Poutine est parfaitement conscient de ces retombées diplomatiques. N’attendrait-il pas le sommet pour proposer un retour soi-disant magnanime à l’accord sur les céréales, à des conditions légèrement modifiées ?
Ce n’est pas la seule question délicate à l’ordre du jour.
Déplacé de Russie après sa récente mutinerie, le patron de Wagner, Yevgeny Prigozhin, a récemment promis à ses hommes de se concentrer davantage sur les opérations africaines.
Malgré son apparente brouille avec M. Poutine, cela aiderait certainement le Kremlin à étendre sa capacité à influencer les événements africains, en particulier dans la région extrêmement fragile du Sahel – où le Président démocratiquement élu du Niger, a été déposé par un coup d’Etat qui pourrait avoir un impact régional majeur.
Lorsque Wagner s’est installé en RCA après que le Président Faustin Archange Touadéra a demandé l’aide de la Russie pour surmonter un embargo sur les armes de l’ONU et reconstruire son armée en 2017-18, cela a d’abord ressemblé à une tentative d’attirer l’attention, visant à envoyer le message que “Moscou est de retour” après plus de deux décennies d’un profil bas après l’effondrement de l’Union soviétique.
Mais lorsque Wagner est arrivé au Mali en 2021, à l’invitation des soldats qui avaient pris le pouvoir l’année précédente, le rôle joué par cet entrepreneur militaire privé dans le programme de sécurité de la Russie était considéré avec beaucoup plus de méfiance.
La plupart des autres gouvernements d’Afrique de l’Ouest y ont vu une menace directe pour la sécurité de leur région. Leurs relations avec le Mali se sont fortement dégradées.
Et les coups d’État qui ont suivi en Guinée et au Burkina Faso, avec des jeunes pro-russes applaudissant dans les rues de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, n’ont fait que renforcer la méfiance des gouvernements africains élus à l’égard de la stratégie de Moscou.
Mais cela ne signifie pas qu’ils ne tiendront pas compte du sommet de cette semaine.
Au contraire, ils essaieront probablement de pousser le Kremlin vers une voie plus conventionnelle d’engagement coopératif, et de l’éloigner du soutien à la déstabilisation des gouvernements constitutionnels et vers des partenariats militaires plus conventionnels par le biais de la formation et de la fourniture d’équipements et d’armes.
Et la Russie essaiera de s’assurer de leur bonne volonté en poursuivant sa diplomatie économique.
Bien qu’elle ne dispose pas des ressources nécessaires pour rivaliser avec les États-Unis, la France, l’Allemagne et le Japon ou la Chine en tant que donateur bilatéral pour le développement, Moscou a quelques cartes à jouer.
L’année dernière, elle a probablement été la plus grande source d’engrais d’Afrique, avec 500 000 tonnes. Elle est aussi, bien sûr, une puissance significative dans les domaines du pétrole, du gaz et de l’exploitation minière.
Mais le secteur commercial le plus urgent à l’heure actuelle reste celui des céréales.
Et il sera difficile pour la Russie d’aider de manière significative l’Afrique en lui fournissant des approvisionnements supplémentaires dont elle a désespérément besoin – et de démontrer ainsi sa fiabilité en tant que partenaire – à moins qu’un accord sur la mer Noire ne soit rétabli et ne permette également aux cargaisons ukrainiennes d’être acheminées.
En début de semaine, M. Poutine a affirmé que la Russie avait expédié près de 10 millions de tonnes de céréales à l’Afrique au cours du premier semestre de cette année et a insisté sur le fait qu’elle était en mesure de continuer à approvisionner le continent à la fois sur une base commerciale et gratuitement.
Une augmentation importante de l’aide alimentaire marquerait un changement de position radical de la part d’un pays qui, jusqu’à présent, n’a été qu’un donateur humanitaire marginal.
Toutefois, même si les dispositions permettant d’expédier les produits en toute sécurité à partir des ports de la Mer Noire sont rétablies, rien n’indique que Moscou soit réellement désireuse et organisée pour devenir un important donateur d’aide alimentaire à une échelle comparable à celle de l’Union Européenne ou des États-Unis.
Le contexte politique a radicalement changé depuis que les dirigeants africains se sont envolés pour Sochi à l’occasion du premier sommet Russie-Afrique en 2019.
Au cours des trois dernières années, apparemment motivé par la volonté de déstabiliser la France et d’autres acteurs occidentaux, le Kremlin a fait preuve d’une sympathie au moins tacite à l’égard des militaires qui ont pris le pouvoir au Mali, au Burkina Faso et en Guinée et qui sont considérés par les dirigeants des États voisins comme une menace pour la stabilité de la région.
L’insistance du régime malien pour que l’ONU retire sa force de maintien de la paix, affaiblissant ainsi la défense contre la propagation de la violence djihadiste, n’a fait qu’aggraver l’inquiétude des dirigeants de la région et leur méfiance à l’égard de la politique russe.
Ainsi, même si les expéditions de céréales russes bénéficient d’un sérieux coup de pouce, M. Poutine pourrait avoir du mal à dissiper la méfiance généralisée de l’Afrique de l’Ouest, même si ses invités seront trop discrets pour l’exprimer.
Paul Melly, consultant pour le programme Afrique de Chatham House à Londres.