Nous lui devons tout, et le gîte et le couvert et la mémoire et les langues que nous parlons. Et pourtant…
Largement majoritaire autant par son poids économique et culturel que par le nombre, le paysan africain est le plus marginalisé de tous. C’est la cendrillon, le mal-aimé, le laissé-pour-compte, le paria des princes machiavéliques qui nous gouvernent.
Il est seul avec sa nombreuse famille, sa rustique daba, guetté par la folie, le palu ou la bilharziose. Du bon Dieu, il ne connaît que les criquets et les inondations ; de l’État, que le gendarme et le percepteur. On ne lui rend visite que pour le délester ou pour le rouer de coups. Victime dans son propre pays d’un apartheid qui ne dit pas son nom, il sait, pour parodier Césaire, que « la saison est nulle » et qu’aucun Mandela ne viendra.
Les paysans laissés sur le quai
L’Afrique noire est mal partie. Nul besoin de lire René Dumont pour s’en convaincre ! Elle est mal partie pour la simple et unique raison qu’elle a pris le train en laissant ses paysans sur le quai. Pourquoi croyez-vous qu’à la fin du siècle dernier, le monde occidental a amorcé le fulgurant développement économique qu’on lui connaît aujourd’hui ? Parce qu’il a extrait ses agriculteurs de l’ignorance et de l’insalubrité. Parce qu’il leur a apporté les bienfaits du monde moderne sitôt qu’ils ont été inventés : les ponts, les routes, les écoles, les hôpitaux, l’eau courante et l’électricité. En quelque sorte parce qu’il a construit les villes à la campagne, pour reprendre la boutade d’Alphonse Allais.
On se souvient des fameux inspecteurs agricoles américains qui passaient leur temps à sillonner les campagnes pour apprendre aux paysans à fertiliser leur sol, à améliorer les espèces, à conserver, à transformer et à commercialiser leurs produits. C’est grâce à eux que l’Amérique est devenue aujourd’hui la plus grande puissance agroalimentaire du monde.
La responsabilité de la bourgeoisie comprador engagée
Mais ce n’est pas tout : la bourgeoisie comprador – ainsi parlait-on à la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) du temps d’Alpha Condé, qui a remplacé le colonisateur – ne s’est pas contentée de maintenir nos paysans dans les conditions les plus arriérées. En encourageant la consommation de produits importés comme le pain, les pâtes, les haricots, elle a organisé à son encontre une concurrence déloyale qui a dévasté nos villages. Envahis sur son propre marché par les céréaliers de la Beauce, de la Toscane ou du Middle-West américain (bien mieux instruits et bien mieux soignés), nos cultivateurs n’ont plus su à quel saint se vouer pour écouler leur manioc, leur igname et leur niébé. On s’étonne après cela qu’ils aient abandonné leurs champs pour venir grossir les rangs des cireurs de chaussures, voire des délinquants, de Dakar, Conakry ou Abidjan.
Sortir urgemment de la stagnation
L’Afrique stagne aussi bien sur le plan agricole que sur le plan industriel. Elle stagne malgré les projets grandioses et les discours grandiloquents. Et elle continuera à stagner tant qu’elle n’aura pas brisé les murailles derrière lesquelles elle a enfermé ses paysans.
Comment développer un pays où la majorité de la population n’a accès ni à l’énergie ni aux capitaux ?
Messieurs les présidents africains, mettez chacun de nos villages à cinq kilomètres tout au plus d’un marché, d’une école et d’un dispensaire. Reliez-les ne serait-ce que par une piste cyclable. Je vous assure que l’Afrique rattrapera alors le Japon en moins d’une décennie.
Par Tierno Monénembo, in Le Point