Le sommet Afrique France qui s’ouvre ce vendredi 8 octobre à Montpellier est le 28e du genre, mais le premier pour le président Emmanuel Macron. Pour marquer la différence avec les précédentes rencontres, l’accent a été mis sur les échanges avec et entre les sociétés civiles africaines, françaises et sur la diaspora. Pour la première fois depuis la création en 1973 de la première rencontre réunissant des dirigeants africains et l’ex-puissance coloniale, les chefs d’État ne sont pas conviés.
Aujourd’hui, ce qui est proposé n’est, ni plus ni moins, qu’une sorte de sommet renversé « où ceux qui, d’habitude, ne sont pas souvent invités, seront au c?ur de l’événement. Ceux qui, d’habitude, écoutent la parole des institutionnels, des autorités, des chefs d’État, auront la parole », parie l’Élysée. À cette occasion, un panel de douze jeunes a été sélectionné pour dialoguer avec le président Macron. Charge aux convives du chef de l’État de l’interroger. « Sans tabou », insiste-t-on en haut lieu.
Une première dans le contenu et dans l’approche
« C’est la première fois qu’un président de la République fait appel à l’intelligentsia africaine et à la diaspora pour préparer un sommet Afrique-France », analyse Myriam Odile Blin, maître de conférences à l’université de Rouen et sociologue. La parole a été donnée aux vrais penseurs contemporains, estime la spécialiste, qui vient de cosigner avec Saliou Ndour Musées et restitutions, place de la concorde et lieux de la discorde*. Avant de poursuivre : « Achille Mbembe a été critiqué pour avoir accepté cette mission, on l’a accusé d’être un traître à la cause. Je ne le pense pas. C’est important que les spécialistes du monde scientifique, des sciences humaines et d’autres puissent discuter avec les décideurs politiques », confie-t-elle au Point Afrique.
Chargé par le président français de préparer ce sommet, l’intellectuel camerounais Achille Mbembe, l’un des penseurs majeurs du postcolonialisme, connu pour ses prises de position pour le moins radicales depuis une trentaine d’années ? a lancé plus de 60 « dialogues » entre mars et juillet dernier dans douze pays africains, sur des thèmes comme la santé, le climat, le colonialisme, l’égalité, la démocratie. Ces échanges ont débouché sur un rapport de 150 pages, qui résume les préoccupations abordées, et se penche notamment sur la façon « d’apurer les différends ». Il souligne à cet égard que « la reconnaissance de la perversion du colonialisme, de sa nature, littéralement, de crime contre l’humanité, est importante ». Il estime également que « dans une large mesure, la France est à l’écart des nouveaux mouvements et des expérimentations politiques et culturelles » portés par la jeunesse africaine et « a oublié de se connecter à ces courants d’avenir ».
Par ces conclusions, ce rapport s’inscrit dans le sillage des rapports Sarr-Savoy sur les restitutions des ?uvres d’art pillées et détenues en France, de celui de Benjamin Stora sur « les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie » ou encore de celui remis par l’historien Vincent Duclert portant sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis. Dès le début du quinquennat Emmanuel Macron a placé certains dossiers africains en haut de ses priorités comme en 2017, lorsqu’il a promis la déclassification des documents français concernant l’assassinat de Thomas Sankara, « père de la Révolution » burkinabè tué lors d’un coup d’État en 1987. Trois lots de documents ont effectivement été remis à la justice burkinabè et un procès doit s’ouvrir dans les tout prochains jours.
Incarnation d’une certaine rupture
Comme ses prédécesseurs, Nicolas Sarkozy puis François Hollande, et avant eux François Mitterand, avec son style, Emmanuel Macron a voulu, lui aussi, incarner la rupture, montrer qu’une ère nouvelle s’ouvrait. Contrairement aux autres, le président pense avoir trouvé sa méthode, il s’adresse directement aux sociétés civiles et à la diaspora. Dans la foulée de son élection, il crée le Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) pour mettre en ?uvre sa vision. À Ouagadougou, il jette les bases de sa politique africaine. « Je ne serai pas du côté de ceux qui voient dans l’Afrique le continent des crises et des misères ni de ceux qui voient l’Afrique parée de toutes les vertus. Je ne suis pas de ceux qui se voilent la face et ignorent la difficulté de votre quotidien : difficulté d’avoir une bourse, un manuel, parfois d’avoir une vie simple. Je considère que l’Afrique est le continent central, global, incontournable. C’est ici que se concentrent tous les défis, que se jouera le basculement du monde », avait-il plaidé.
Quatre ans plus tard, sa vision décomplexée a parfois convaincu. « J’hérite d’une association hautement polémique, mais on a trouvé de nombreux points de convergences avec l’Élysée, notamment une volonté commune de poser un regard neuf, débarrassé de tous les tabous et surtout, nous voulons en finir avec le renvoi des responsabilités », tranche Lova Rinel, la présidente du Conseil représentatif des associations noires (Cran) depuis août 2020. « Je n’ai pas vu à l’Élysée ni une démarche de repentance ni une volonté de se défausser », dit cette Franco-Malgache, ancienne conseillère diplomatique et politique de plusieurs personnalités malgaches. Cette jeune femme représente parfaitement cette jeunesse franco-africaine née après les décolonisations tout comme le président et fière de prendre place à la table des discussions. Elle a été choisie pour figurer parmi les douze jeunes qui échangeront directement avec le chef de l’État.
De nouveaux défis à relever
Ces derniers ont été sélectionnés par Achille Mbembe dans le cadre des dialogues qui ont eu lieu durant des mois dans les douze pays africains et dans la diaspora. « Il y a tous les dossiers mémoriaux, auxquels, il faut ajouter les restitutions des ?uvres d’art pillées en Afrique, le franc CFA, liste-t-elle. Finalement, ce sont des sujets que le Cran a toujours portés », ajoute-t-elle. « Ce sommet pose la question de la responsabilité des nouvelles générations qui devraient avoir un regard critique sur leurs actions et la façon dont elles mènent ces combats », défend-elle avec conviction.
« C’est un gros challenge », avoue Amina Zakhnouf, cofondatrice de l’association « Je m’engage pour l’Afrique », qui accompagne les jeunes africains et européens à repenser la politique publique. Elle aussi a été sélectionnée pour échanger avec le chef de l’État français lors du sommet. « Je n’arrive pas juste avec un bagage personnel », argue cette consultante, diplômée de Sciences Po Paris. « Depuis neuf mois, nous travaillons au sein de JMA sur des sujets précis. On écrit des notes de politiques publiques sur l’aide au développement, les transferts de la diaspora, les nouvelles visions de la gestion budgétaire de l’État », se réjouit la spécialiste en gestion des nouveaux risques internationaux et en gestion de projet.
Une nouvelle génération dans l’arène?
JMA forme depuis neuf mois un réseau de jeunes qui, jusque-là, n’avaient pas l’occasion de se forger un avis politique sur les politiques publiques. Désormais, ils sont plusieurs à être dotés d’outils et d’arguments afin de s’adresser aux décideurs. « Le message qu’on porte, c’est de dire qu’en réalité, c’est possible d’être entendu », veut-elle croire.
« Il y a une césure générationnelle », explique d’un ton sec Charles**, Béninois travaillant dans l’humanitaire. « Il y a une massification de l’information et une nouvelle génération d’Africains qui se voudrait moins tolérante face à la Françafrique. Ces jeunes réclament plus d’égalité, plus d’équité, plus de respect mutuel », insiste-t-il au bout du fil. Ce qui se passe au Mali, avec ce bras de fer avec la France est une illustration de ce ras-le-bol. En fait, il y a des propos qui ne sont plus admissibles même s’ils sont tenus dans le cadre des échanges entre États », poursuit le Béninois.
? pour parler autrement et faire émerger de nouvelles sensibilités
Interventions militaires françaises, souveraineté, gouvernance, démocratie, « les sujets qui fâchent seront sur la table », assure l’Élysée en reconnaissant que « le contexte politique actuel rend la discussion particulièrement sensible ». Au Sahel, où elle intervient militairement depuis 2013 contre les groupes terroristes, la France voit son influence contestée, notamment par la Russie, et Paris est à couteaux tirés avec le Mali depuis plusieurs mois. En Afrique du Nord, la relation toujours passionnelle avec l’Algérie est de nouveau secouée après des propos du président Macron jugés « insultants » et des réductions annoncées de visas.
« Catharsis », c’est ainsi que Rémy Rioux, l’actuel directeur général de l’Agence française de développement voit ce moment. « Ce qui est intéressant à Montpellier c’est de voir rassemblés dans une unité de lieu et d’action autant d’acteurs qui font vivre la relation entre la France et l’Europe », explique-t-il un brin préoccupé tout de même. « Il y a un moment où la catharsis permet de libérer, de débloquer, d’avoir une meilleure compréhension du passé » veut-il croire, d’autant plus que l’AFD est le principal opérateur dans la mise en ?uvre des engagements du discours de Ouagadougou. Et aussi l’une des institutions en première ligne sur le continent et donc en prise avec les critiques parfois les plus acerbes notamment sur ses modes de faire et ses outils. L’Élysée veut pousser la réflexion loin, quitte à interroger la notion même d’aide au développement.
Le continent réagit?
Sur le continent, ces débats mobilisent plus que jamais les intellectuels, économistes et militants. « Ce sommet reproduit un schéma des échanges entre la France et l’Afrique que beaucoup de gens sur place rejettent et condamnent, c’est ce qu’on appelle la Françafrique », réagit au bout du fil depuis Dakar, Cheikh Gueye, coauteur du Rapport alternatif sur l’Afrique. « Cette relation était très largement en crise, dénoncée par les organisations de jeunes, en Afrique francophone, en particulier, explique le coordinateur stratégique de la plateforme d’Enda-Tiers-Monde. Repenser la relation entre la France et l’Afrique en prenant pour cible les entrepreneurs et les intellectuels, c’est une bonne trouvaille tactique du président Macron pour diversifier les relations d’État à État, mais globalement, il y a encore une très grande distance entre ce que Macron pense faire de positif au sujet de l’Afrique et ce que pensent réellement les militants de la cause panafricaine. »
Pour certains observateurs, les promesses de rupture d’Emmanuel Macron se sont véritablement heurtées à la réalité politique d’une Afrique en pleine mutation. « La vérité est que cette relation n’est plus bilatérale », assure Cheick Gueye, il y a de plus en plus de partenaires, comme la Chine, la Turquie, ou la Russie », détaille-t-il. C’est pourquoi derrière la stratégie de Macron de s’adresser aux jeunes Africains, il faut lire entre les lignes une historicité de la relation économique entre la France et l’Afrique. Sauf que l’objectif aujourd’hui est de cibler en priorité ceux qui sont dans l’innovation ou la création », argue ce militant de longue date.
« La France défend ses intérêts, c’est normal, elle a besoin d’une relation qui reproduit un peu ce qu’était la relation économique coloniale. Maintenant, c’est à l’Afrique de s’inventer ou de se réinventer en prenant beaucoup plus en compte qu’avant ses propres intérêts, ce qui n’est pas encore le cas et c’est pour ça que ces sommets-là sont dangereux parce qu’ils reproduisent la relation de proximité particulière avec la France et elle n’est probablement pas favorable à un renouveau égalitaire. »
? et condamne les contradictions
L’intervention militaire française aux côtés des armées des pays du Sahel pour lutter contre les djihadistes dans la région est la cible de critiques croissantes et parfois perçue comme du « néocolonialisme » en Afrique de l’Ouest. La rapidité avec laquelle Emmanuel Macron s’était rendu au Tchad pour soutenir Mahamat Idriss Déby, propulsé en avril à la tête du pays après la mort de son père, avait également rappelé certains vieux réflexes. « Les problèmes se situent du point de vue politique. Les jeunes Africains ont le sentiment d’être encore sous hégémonie française. Finalement, le rejet de la France s’appuie surtout sur cette absence de ligne politique claire. » Cheick Gueye fait également référence au silence de la France face aux différents mouvements de troisième mandat et plus en Guinée, en Côte d’Ivoire, au Togo, ou encore au Congo. Beaucoup se demandent si le sommet de Montpellier n’est pas une sorte de rattrapage.
La nécessité de l’écoute mutuelle
« Nous, on considère qu’il y a de la place pour tout le monde », répond du tac au tac Amina Zakhnouf. « Les douze personnes qui sont sur ce panel portent des idées radicales, je pense que la meilleure chose à faire est de s’écouter les uns, les autres, travailler tous ensemble autour, c’est notre ambition », dit-elle. « Ces sujets ne sont pas faciles, et je pense que ce n’est pas le moment de se taper dessus, répond pour sa part Lova Rinel. En toute sincérité, le président a quand même poussé pour qu’on aborde des sujets totems qu’aucun président n’avait osé aborder. »
« Il y a un besoin de clarification, déjà, et ce n’est pas pour renvoyer la balle de l’autre côté », a expliqué une source à l’Élysée, en amont du sommet. « Il y a un besoin de clarification dans l’interpellation qui est faite vis-à-vis de la France. Puisque d’un côté, il y a un reproche à la France d’être dans une attitude de silence, mais d’un autre côté, il y a aussi le reproche de dire : vous n’avez plus à parler de ces sujets-là, toute parole est une ingérence. Donc, nous sommes en permanence confrontés à l’injonction contradictoire de parler et de ne pas parler en même temps. [?] c’est pour cela que cet échange va être intéressant parce que les profils des personnes qui seront là ont quelque chose à dire sur ce sujet et ont la possibilité aussi de clarifier cette attente. »
Aborder les sujets sensibles de la diaspora en France
Quitte à ce qu’ils mettent le doigt là où ça fait mal. Si les sujets ne manquent pas concernant la politique africaine du président. Ils abondent également du côté des diasporas, en particulier dans le contexte préélectoral. Au-delà des « annonces majeurs », le président français est attendu sur plusieurs sujets sensibles comme la question des visas, des titres de séjour que de nombreux jeunes Africains peinent à obtenir.
« C’est aussi le sommet de l’identité africaine en France, car qu’il en déplaise à certains, l’africanité française existe », fait valoir Lova Rinel. « L’idée est aussi de montrer des visages de binationaux et des membres de la diaspora qui ne sont pas ceux qu’on nous montre surtout à l’approche de la présidentielle » dit-elle.
Pour Laetitia, qui a longtemps travaillé auprès des mineurs étrangers isolés en France, « ce sommet consacrera peut-être les premiers de cordée, mais la situation reste très compliquée pour les arrivants, en particulier ceux qui sont en situation irrégulière », car « ces personnes arrivent toujours plus nombreuses sur le sol français parce qu’elles ont une vision idéalisée de la France », explique-t-elle d’un ton posé. « Beaucoup de ceux qui arrivent du Maghreb tentent d’abord d’avoir un visa, mais les Subsahariens savent que ceux qui bénéficient du précieux sésame sont les plus diplômés d’entre eux, les master, les jeunes travailleurs. À eux, les portes sont presque grandes ouvertes, mais que fait-on des autres dans un contexte où la France paraît détenir toutes les clés ? » indique-t-elle.
Pour Rémy Rioux, « il y a un décalage entre ce qu’on montre et la réalité du continent, c’est ce qui pèse ensuite sur la perception qu’on a de ces questions autour des diasporas. L’idée avec ce sommet est de s’adresser à celles et ceux qui entretiennent un lien physique, charnel, familial avec le continent. 20 % de la population française a un lien avec l’Afrique, c’est une richesse unique pour notre pays, mais pas que. Évidemment, il s’agit de convaincre un maximum de personnes ».
Des propositions concrètes attendues
Pour Lova Rinel, ce sommet pourrait déboucher sur la proposition d’une date symbolique de réconciliation entre la France et l’Afrique. « Chaque 22 janvier, nous célébrons l’amitié franco-allemande, pourquoi ne pas faire la même chose avec le continent africain ? » interroge-t-elle, tout en affirmant être contre les dettes. « C’est plus complexe que ça en a l’air, justifie-t-elle. Qu’on donne réparation aux harkis, aux anciens combattants des ex-colonies, d’accord. Mais quelles dettes pouvons nous payer à des États africains dont beaucoup sont encore dirigés par des autocrates ? ! »
« Après, de quoi tout cela va-t-il accoucher ? » questionne Myriam Odile Blin. On ne le sait pas encore, mais à mon sens la grande question, au-delà des symboles comme les restitutions, c’est la formation et l’éducation dans les pays d’Afrique », juge-t-elle. Il n’y a pas assez de formations qualifiantes de même niveau que dans les pays occidentaux, ensuite, il n’y a pas assez d’attractivité du bassin d’emplois et ça s’est lié à une situation qui est encore postcoloniale. »
Charles, l’humanitaire béninois explique : « Pour que les choses changent, il faut qu’on éduque, y compris de façon formelle, dans les systèmes éducatifs des deux côtés de la Méditerranée, observe-t-il. Cette éducation à la citoyenneté doit se penser dans le cadre d’une ouverture à la diversité, à l’acceptation des peuples ». « Maintenant qu’il y a des classes moyennes en Afrique qui peuvent prendre des initiatives, il faut rapidement voir comment les structures économiques et politiques peuvent les appuyer de telle sorte que tout ce potentiel s’y retrouve sur place », conclut Myriam Odile Blin.
Avec le Point